Palerme, mars 1968: le procès des 2 Cosa Nostra

En mars 1968 s'ouvre à Palerme un procès assez unique et précurseur en son genre, puisque la justice Italienne poursuit non seulement des mafiosi Siciliens, mais également des mafiosi Italo-Américains. Et pas n'importe lesquels puisque figurent sur la liste des inculpés des individus comme Joseph Bonanno de New York ou John Priziola de Detroit. Hélas, ces deux accusés ainsi qu'un bon nombre de leurs comparses sont absent, et aujourd'hui l'affaire est largement méconnue et à peine mentionnée dans les livres.

De l'Italie à la Californie

A la suite de la Première Guerre de la Mafia et le massacre de Ciaculli le 30 juin 1963 (ce sera le sujet d'un futur article), une vague de répression s'abat sur Cosa Nostra et donne lieu à de nombreux procès, comme celui de Catanzaro entre 1967 et 1968. Un volet qui intéresse particulièrement la justice Italienne est celui de la drogue et les relations entre les mafiosi Italiens avec leurs homologues Américains. En partant du meurtre de Calcedonio Di Pisa le 26 décembre 1962, les magistrats Italiens avec la collaboration des agents du Bureau of Narcotics en poste en Italie comprennent qu'il y a d'étroites relations entre les mafiosi des 2 côtés de l'Atlantique et arrivent ainsi à démontrer le schéma d'une conspiration.

Selon les autorités, il semble que c'est à la suites de plusieurs réunions qu'une entente aurait été trouvée entre les mafiosi des deux continents pour mettre en place les grandes lignes du trafic. La première aurait eu lieu en octobre 1956 à Binghamton dans l'état de New York et la deuxième un an plus tard au "Grand Hôtel et des Palmes" à Palerme. Aucun intérêt pour moi de détailler la réunion de Binghamton, mon camarade Benjamin du blog A Sicilian Message a récemment écrit un article sur le sujet

La fameuse série de meeting à l'Hôtel des Palmes bien souvent décrite par les journaux ou livres comme un grand sommet entre mafiosi des Etats-Unis et de l'Italie est selon moi un  peu exagérée. Dans son autobiographie "Un Homme d'Honneur", Joe Bonanno explique qu'en août 1957 il se rend en voyage en Italie avec Fortunato Pope, fils du magnat de la presse Generoso Pope qui est par ailleurs un ami de Francesco Garofalo, underboss de Joe Bonanno dont on reparlera dans cet article. Après un séjour à Rome, Bonanno se rend en Sicile où, selon Tommaso Buscetta, il logeait à l'Hôtel des Palmes. Sans donner plus de détails, Bonanno explique qu'il a été accueilli à Palerme par Garofalo et Giovanni "John" Bonventre. Ce dernier en plus d'être l'oncle de Bonanno est également un capo au sein la Famille Bonanno. Bien qu'ayant encore des intérêts avec la Famille Bonanno aux USA, Garofalo & Bonventre sont reparti en Italie dans le courant des années 50.

Ce qui pose problème dans la théorie des réunions de l'Hôtel des Palmes est que rien ne prouve vraiment qu'il s'agit de réunions concertées entre les différents mafiosi des 2 côtés de l'Atlantique. En revanche bien qu'il est comme Bonanno frileux sur le sujet de la drogue (d'ailleurs selon lui Bonanno était contre le trafic de drogue), Buscetta concède que Bonanno a rencontré plusieurs mafiosi Italien à Palerme, notamment lors d'un diner où il aurait soumis l'idée aux Siciliens de former une Commission sur le même modèle que celle de la Commission Américaine. Buscetta ajoute que Bonanno était accompagné de son capo Carmine Galante et de Salvatore Lucania aka Charles "Lucky" Luciano.

Joseph Bonanno

Santo Sorge, un mafioso originaire de Mussomelli actif aux USA, fait parti des mafiosi que Bonanno a rencontré à Palerme. Selon Martin F. Pera, un agent du Bureau of Narcotics, Bonanno, là encore accompagné de Galante, aurait rencontré Sorge. Sorge, parent du célèbre boss Giuseppe Genco Russo, est un proche des Familles Bonanno & Gambino. Il est décrit par le FBN comme un important mafioso qui agit en tant que liaison entre les mafias de Sicile et des Etats-Unis. Précisons aussi que Sorge a vécu en France avant de se faire expulser en 1932. La justice Italienne pense que Sorge a crée avec la complicité de John Bonventre deux sociétés écran dans le but d'exporter de la drogue en direction des USA: la "Mediterranea Metals" et la "Mediterranea Copper" dont les sièges se trouvent à Palerme.

Les enquêteurs vont également diriger leurs investigations du côté de Rome où se trouvent 2 personnages d'importances, Francesco Paolo Coppola & Vito Vitale. Vieux routard de la Cosa Nostra, Coppola est né le 6 octobre 1899 à Partinico et à fuit pour les USA en 1926 pour échapper à des poursuites judiciaires. Il a entre autre été actif à St. Louis, Kansas City, Detroit, la Nouvelle Orléans, San Diego ou Mexico avant de se faire expulser en 1948 vers son pays d'origine où il s'installe du côté de Rome. Les autorités Italienne ont Coppola dans le viseur depuis un certain moment. 

Lors d'une perquisition dans sa maison de campagne à Tor San Lorenzo en 1953, la police a mis la main sur un carnet d'adresse où figurait entre autre le nom de Dominique Albertini un important trafiquant de drogue Corso-Italien spécialisé dans la transformation de morphine base en héroïne. Albertini avait justement été arrêté à Detroit en 1952 sur le lac Michighan alors qu'il tentait de passer au Canada. Parmis les proches collaborateurs de Coppola en Italie figurent également Giuseppe Corso Sr. & Jr. (ce dernier est le gendre de Coppola), les frères Giuseppe & Serafino Mancuso de Alcamo et Vito Vitale de Castellammare del Golfo.

Vito Vitale est un rouage essentiel de la filière. Tout comme Coppola, il est un vieux routard de la Cosa Nostra et bien qu'il ne semble jamais avoir mis les pieds aux USA, il y possède de nombreuses relations. Et pour cause: sa fille Giovanna est marié à Raffaele Quasarano, membre de la borgata de Detroit faisant parti du crew de John Priziola. Priziola est comme Coppola né à Partinico et est lié par mariage à Salvatore Vitale (aucun lien de parenté avec Vito), ancien sottocapo de la cosca de Partinico, disparu en 1956 à Detroit. 

Un des fils de Vito, Michealangelo, vit à Brooklyn et a été identifié par Joe Valachi comme étant un membre de la Famille de Joe Profaci, ce qui paraît assez improbable, étant donné qu'il est né à Castellammare del Golfo, il semble plus logique qu'il soit membre de la Famille Bonanno ou éventuellement comme son père de la cosca de Castellammare del Golfo.

Vitale, qui vit à Rome depuis plusieurs année, est tout comme Coppola connectés aux frères Mancuso d'Alcamo. Giuseppe a notamment vécu à Paris dans les années 1930 (à Montmartre/Pigalle évidemment) avant d'être expulser en 1939 pour trafic de drogue. Et comme tout est lié (mais si vous lisez parfois ce blog vous vous en doutez déjà), il est décrit par le FBN comme étant un "excellent chimiste de transformation de morphine base en héroïne". Il ne fait guère de doutes que Giuseppe Mancuso a acquit ses "talents" de chimiste lors de son passage en France et que Dominique Albertini ne soit étranger à cela. 

La connexion avec Alcamo n'est pas tellement surprenante tant les borgate de Castellammare del Golfo & Alcamo sont réputées pour être proche.

Point tout aussi important que ses connexions avec les mafiosi Américains: selon le FBN, Vitale est l'homme qui a présenté aux Américains les fournisseurs de drogue Corses et Siciliens.

Vito Vitale

Un peu plus surprenant, mais pas tant que ça quand on y regarde de plus près, est la connexion de cette filière de drogue Italo-Américaine avec la Californie.

La Famille Bonanno a notamment plusieurs de ses membres connectés aux Familles San Jose & San Francisco. Lorsqu'il était encore underboss de Joe Bonanno. Selon une note une note du FBI, Garofalo était associé avec Joseph Cerrito & James Lanza, respectivement boss des Familles de San Jose & San Francisco. Selon la note, Garofalo était associé avec Lanza dans la High Grade Packing Company, qui servait de façade pour l'expédition et le blanchiment d'argent lié aux trafic de drogue. Mais sentant la pression de la police sur lui, Garofalo aurait préféré partir pour l'Italie vers 1957.

Le 25 octobre 1964, quatre jours après le faux kidnapping de Joe Bonanno à New York, Joseph Cerrito est repéré par la police Italienne à Palerme. De novembre à décembre, Cerrito rencontre ainsi plusieurs fois Garofalo. Les meetings se déroulent dans la rue, à l'hôtel où loge Cerrito et dans la maison de Garofalo à Palerme. La police n'en perd pas une miette et photographie plusieurs fois les rencontres des deux mafiosi. Cerrito repart pour la Californie en janvier 1965. Si la police ne sait pas ce que ce sont dit les deux mafieux, les photos prises constituent toutefois une preuve dans le dossier qu'est en train de monter la justice Italienne.

Frank Garofalo & Joseph Cerrito photographiés lors d'une de leurs rencontre à Palerme

Les inculpations

Après 2 ans d'enquêtes menée par le juge Aldo Vigneri, un raid est organisé le 2 août 1965 et 11 individus sont arrêtés: 

-Frank Coppola est arrêté dans la maison d'un de ses amis à Pomezia près de Rome

-Giuseppe Genco Russo est arrêté dans une clinique ophtalmologiste à Bologne

-Rosario Vitaliti un Italo-Américain réputé proche de la Famille Gambino et de Lucky Luciano est arrêté à Taormina

-Calogero Orlando, Italo-Américain probablement lié à la Famille de Detroit est arrêté dans un hôtel de Palerme alors qu'il venait d'arriver en Italie 2 jours auparavant

-Frank Garofalo & Filippo Gioe Imperiale, un mafieux de Palerme, sont arrêtés à Palerme

-Vincenzo Martinez, Italo-Américain est arrêté à Marsala

-Diego Plaja (parfois orthographié Plaia), de Castellammare del Golfo est arrêté alors qu'il est en séjour obligatoire à Fresagrandinaria dans les Abbruzze 

-Giuseppe Scandariato, John Bonventre & Giuseppe Magaddino sont arrêtés à Castellammare del Golfo

Sont recherchés:

-Gaetano Russo de la Famille Gambino 

-Joseph Cerrito

-Santo Sorge

-Angelo Cuffaro, un Italo-Américain (affiliation inconnue)

-Francesco Scimone, un Italo-Américain vivant dans la région de Boston

-Joseph Bonanno, toujours officiellement kidnappé

-Raffaele Quasarano & John Priziola

-Gaspare Magaddino a préféré fuir pour les Etats-Unis. Il a notamment rejoint son frère Pietro "Peter", et s'est rangé du côté de Joe Bonanno dans le conflit qui l'oppose à son cousin Stefano Magaddino. Il est d'ailleurs largement suspecté d'un triple meurtre commis le 10 novembre 1967 au Cypress Garden Restaurant dans le Queens. Note, Gaspare Magaddino est le gendre de Diego Plaja et le père de Giuseppe Magaddino. Il est également et surtout le capo de la cosca de Castellammare del Golfo.

Carmine Galante figure également sur la liste des inculpés mais est en prison depuis 1959. Sont également inculpés pour la forme Vito Vitale décédé en 1961 et Giovanni Vincenzo "John" DiBella, membre de la famille Bonanno, décédé le 1 septembre 1964.

Près de 6 mois plus tard, le 31 janvier 1965 les charges d'association criminelles sont abandonnés pour 4 des inculpés, Joseph Cerrito, Gaetano Russo, Angelo Cuffaro & Calogero Orlando. Ce dernier est dans la foulée expulsé d'Italie. En revanche, si ils sont acquittés dans cette affaire Cerrito, Russo & Orlando sont condamnés à une interdiction formelle de revenir un jour en Italie.

Une partie des inculpés*

 

Le procès

Le procès s'ouvre le 14 mars 1968 à Palerme. Sur le 17 accusés, 7 sont déjà emprisonnés depuis 3 ans, 3 sont en liberté provisoire (Gio Imperiale, Vitaliti et Martinez) et 7 sont absent. Les 7 absent sont les inculpés Américains qui ne sont pas extradés car aucune loi n'existe, à l'époque en tout cas, entre l'Italie et les USA pour extrader quelqu'un accusé d'association mafieuse. Bien que faisant parti des accusés emprisonnés, Garofalo, Coppola et Genco Russo refusent d'assister au procès. Pour faire simple, seuls Bonventre, Plaia, Scandariato & Magaddino comparaissent sur le banc des accusés.

Il est un temps évoqué que Joseph Valachi puisse venir témoigner en Italie contre les accusés, des dispositions spéciales et une demande sont même formulées, mais cela ne se fera pas et le célèbre "pentito" qui a exposé publiquement l'existence de Cosa Nostra demeure aux USA.

Le 25 juin le verdict est rendu: tout les accusés sont acquittés pour faute de preuves, ce qui a entre autres conséquences d'annuler tout les mandats d'arrêts qui étaient émis contre les fugitifs (Gaspare Magaddino, Bonanno, Galante, Priziola, Quasarano & Scimone). Bien qu'acquittés dans ce procès, Genco Russo & Plaja doivent tout de même purger leurs peines de séjours obligatoires qui avaient été prononcé antérieurement à cette affaire.

Magaddino, Bonventre, Scandariato & Plaia


Mais le parquet de Palerme fait appel et le 13 juin 1970 plusieurs acquittements sont renversés: Joe Bonanno, Carmine Galante, Santo Sorge et Giuseppe Genco Russo sont reconnus coupables d'association mafieuse et de trafic de drogue et sont condamnés à 3 ans de prisons plus 2 ans de probation. Giuseppe Scandariato est également reconnu coupable des mêmes charges et est condamné à 2 ans. Tout les autres accusés sont acquittés.

Giovanni Bonventre & Giuseppe Magaddino sont envoyé sur l'île de Filicudi où se trouvent déjà 13 autres mafiosi (incluant entre autres Antonino Buccellato de Castellammare del Golfo) afin d'y purger leurs peines, mais sont transférés dans le courant de l'année 1971 sur l'île d'Asinara.

Si le bilan judiciaire de l'affaire est plutôt mince, il aura au moins permis de montrer que les Cosa Nostra Américaines et Siciliennes étaient clairement connectés entre elles ouvrant ainsi la voie aux futurs procès des années 1980/1990, dont celui de la "Pizza Connection" en 1985.

 

*Comme me l'a fait remarquer mon ami Jason Cencig, l'individu identifié comme étant Santo Sorge sur cette série de mugshot est en fait Antonino Sorci, capo de la cosca de Villagrazia. Voici la seule photo trouvable (pour le moment) de Santo Sorge venant de sa fiche du FBN.


Commentaires

Articles les plus consultés

La mafia de Montréal: Origines, relations et connexions avec les différents groupes mafieux d'Italie

La French Pizza Connection

La lutte de pouvoir entre Paolo Violi & Nicolo Rizzuto

Historique du membership de la Cupola

Le "Bonanno Split" Partie 1 : La guerre des nerfs

La decina de San Diego

Crime organisé à Grenoble: Corses, Italo-Grenoblois & Cosa Nostra

Le "Bonanno Split" Partie 2 : La guerre interne